Egotopie et Allotopie
Un
article sur les pratiques artistiques urbaines
d’Antonio Gallego et Roberto Martinez (écrit en 2005
pour la revue d'ésthétique).
Egotopie :
n. f. (néologisme d’Antoine Gallet et Robert Martin,
1997) du latin ego « moi » et du grec topos
« lieu » : lieu du moi . 1°Vx.
L’egotopie : territoire occupé par le moi. V.
Egocentrisme. 2°cour. (XXe). Vue politique ou sociale qui
ne tient pas compte du collectif. V. Individualisme. 3°
Problématique de l’attachement excessif à la
promotion du moi ou du nom propre. 4° Art (fin XXe).
Stratégie et médiatisation de la présence de
l’artiste sans autre sujet. V. Carriérisme. 5. Hist.
Art. (début XX1e) La querelle des egotopistes et des
utopistes.
Allotopie de Roberto Martinez
«Quel
sens peut-il y avoir à ce que l’art sorte des lieux
dédiés à son exposition que sont les musées, les centres
d’art ou les galeries et établisse son champ
d’action au sein même de l’espace public ou
urbain ? ».(1*)
En mai 1995, lors d’un séjour à New York, je réalise
mon premier jardin dans l’espace public puis je
l’abandonne. C’est le fait de passer tous les
jours sur le trottoir dégradé devant l’immeuble où je
loge qui me donne l’idée d’intervenir sur cette
partie sans revêtement.
Je plante quelques fleurs et quelques herbes puis
« protège » l’ensemble avec des planches,
des tasseaux et de la ficelle la surface au sol
qu’occupe ce jardin, geste dérisoire mais qui
symbolise et marque tout à la fois un désir de protection,
(de ce travail il ne reste qu’une photo).
(voir photo 1).
Un
peu plus tard, dans le cadre d’une invitation de
Bernard Marcadé pour la journée internationale contre le
sida du 1er
décembre
1995, je réalise deux autres jardins, un de fleurs, (soucis
et pensées), rue du Renard côté entrée du personnel du
centre George Pompidou, un autre potager, (fraises,
salades, plantes aromatiques, etc), Plazza
Beaubourg.
(voir photo 2).
Après ces deux premiers jardins, d’autres
suivront : dans une cité H.L.M. d’Aubervilliers
(1996), dans un square public de Rueil-Malmaison (1997), le
long d’un canal, lieu de promenade de Rennes (1999)
où je plante, des salades, des plants de tomates, encore
des herbes aromatiques sur une surface de 2,5
m2.
(voir photo 3).
Ce dernier jardin est le seul qui, une fois
« abandonné », a continué sa vie sans moi. Il a
été entretenu et agrandi par les riverains pendant
plusieurs mois. Je l’ai réalisé à nouveau au même
endroit en octobre 2004, doublé d’un autre sur un
trottoir commerçant du centre ville. Celui
d’Aubervilliers en revanche a été détruit par les
habitants après dix jours d’existence.
En même temps que débute ce travail, dès 1995, naît le
besoin, pour l’énoncer, communiquer autour de lui, de
lui trouver un nom. Quel mot pourrait bien définir
précisément ces activités qui ont une forme, une
visibilité, une existence mais qui ne sont ni des
installations, ni des sculptures, ni des événements ?
Après des discussions avec d’autres artistes,
notamment Antonio, je travaille sur une définition possible
et pris au jeu de cette recherche, je
« m’invente » un mot. Ce mot doit être la
définition d’une
forme artistique qui ne soit pas liée aux conditions
spécifiques et habituelles du monde de l’art.
Cela
a donné allo,
« autre » et topos,
« lieu », et donc allotopie.
Ce mot prendra plus tard la forme d’une œuvre,
exposée à trois reprises.(2*)
Dans ces jardins, dans ces allotopies
en
espace urbain, mentionnées ci-dessus, l’important
réside dans le fait que l’altérité s’y trouve
engagée de façon radicale, qu’elle soit violente,
participative ou par défaut. Un jardin peut être entendu,
volontairement « effacé », ignoré ou bien
abandonné, ce qui le renvoie à l’état de nature.
À partir de cette expérience des jardins, je décide de
réaliser des « marquages » toujours dans
l’espace urbain, consistants à désigner un périmètre
avec du rubans noir et jaune à l’intérieur desquels
je place des plots numérotés, copiant ceux des polices du
monde entier lors de relevés d’indices. (j’ai
ainsi matérialisé plusieurs « marquages » entre
1996 et 2004, à Aubervilliers, Rueil-Malmaison, Rennes, New
York, etc).(voir
photo 4) Lors
de l’installation de ces éléments, des rencontres et
des discussions s’engagent et peuvent donner
naissance à des « histoires ». Je
n’explique pas le travail mais laisse les spectateurs
potentiels faire les interprétations qu’ils veulent.
Annoncer « ici œuvre d’art » tuerait
littéralement l’ouverture aux représentations
mentales et à l’art lui-même.
La rencontre d’une proposition artistique et
d’un spectateur est aussi fortuite que «celle
d’une machine à coudre et d’un parapluie sur
une table de dissection». Mais elle peut donner le même
résultat : rien ou bien de la poésie. Croiser un petit
jardin protégé par quelques tasseaux et un peu de ficelle
peut évoquer aussi bien un jardin ouvrier sur un trottoir
qu’une tombe si l’on y trouve des
pensées, des chrysanthèmes. Ce qui est donné,
c’est un espace (d’une taille sensiblement
semblable à celle d’une tombe), jardiné dans un
endroit non usuel. Le scénario d’une promenade ou
d’un trajet habituel pour qui croise cette
intervention pourra alors être juste légèrement différent.
Certains seront étonnés, d’autres dérangés,
d’autres ne le verront même pas, et si personne ne
pense à une œuvre d’art, cela n’a aucune
importance. Dans ces lieux résident donc aussi les limites
de quelque chose qui s’apparente à l’art.
Il faut espérer donner une « présence ».
Qu’elle soit éphémère ne la rend pas moins
intéressante. Il faut se réapproprier certains espaces qui
échappent de plus en plus à cette présence. L’espace
public est si peu partagé par les individus qui le
pratiquent qu’il est important pour les artistes de
défendre l’accession à la chose publique,
qu’elle soit urbaine, numérique, médiatique etc.
L’échange doit être au centre de notre pratique et
l’espace public constitue pour cela un lieu
particulièrement propice.
«Sans doute ne suffit-il pas d’exporter les
propositions artistiques faites pour les lieux dédiés vers
l’espace public de la ville, de les y
reterritorialiser hors scène sans autre forme de procès,
sous peine de porter atteinte d’une façon obscène à
la fois à la ville (dont on mésestimerait ainsi
l’ampleur et surtout la nature des problèmes sociaux,
culturels et politiques qui la délitent) et à ces
propositions (qu’on instrumentaliserait du coup en
fonction des impérieuses nécessités d’un contexte
problématique en dehors duquel elles auraient été
créées) ».
…« En ce sens, si l’art est bien souci du
monde, s’il a bien quelque chose à faire avec
l’espace public ou urbain, c’est sans doute
moins à multiplier les sculptures ou les monuments dans les
lieux stratégiques de cet espace ou à ajouter en son sein
en tant que vecteur de décoration, d’animation ou
d’aménagement culturel à cette surabondance
proliférante des représentations qu’à opérer sur ce
monde même des images qui y sont omniprésentes, voire
omnipotentes, ne serait-ce déjà qu’en en révélant le
langage, les codes et la grammaire invisibles qui y sont
toujours à l’œuvre en agissant sur nous de
façon quasi-narcotique ou hypnotique,c’est-à-dire en
dehors de toute médiation ou réflexion possibles. Ce qui
est tout autre chose que de maintenir l’art dans une
sorte d’esthétique de la distance, dont la seule
ambition serait de révéler ou de représenter le sens du
monde, voire d’en dénoncer et d’en critiquer la
corruption par les forces de l’idéologie
consumériste. ».(3*)
Tract’eurs
:
Tract’eurs :
nom pluriel, néologisme (contraction de « tract »
et « acteurs »). Artistes concevant des tracts et
les diffusant sur la voie publique.
Avant notre première rencontre, nous avions tous les deux
des pratiques d’œuvres reproductibles
similaires ainsi qu’un intérêt commun pour
l’analyse de Walter Benjamin sur les multiples (4*)
et une vision semblable sur la dollarisation de la culture
(5*) de ce fait sur les choix esthétiques du marché de
l’art international. (6*)
Lors de la tombola « Paris / Sarajevo » nous
avons rédigé un tract qui appelait les artistes à offrir
des œuvres en solidarité avec la ville encerclée.
Nous avions demandé à un graphiste, Michel Bouvet, de
concevoir le visuel et nous avons découvert à
l’impression du tract que le directeur de la galerie
avait fait retoucher la maquette pour la rendre
graphiquement plus élégante, ce qui ouvrit un débat entre
nous sur les codes visuels du tract militant transformé en
prospectus « publicitaire » séduisant. Antonio
rebondit à ces questions en éditant, en avril 1994, ses
premières «œuvres-tracts » qu’il distribua
aux passants dans les rues de Stockholm. Une année plus
tard Antonio éditait à nouveau une série de 15 000
tracts : bleu, blanc, rouge, qu’il distribua
dans Paris. Par la suite il abandonna ses distributions
solitaires qui invalidaient l’histoire du tract liée
aux luttes collectives et le 6 novembre 1995, il donna
rendez-vous à une douzaine d’artistes (7*), Place de
la République pour distribuer chacun, mille tracts aux
passants créant ainsi des micro-débats. La seconde édition
de Tract’eurs fut organisée en novembre 1996 par
Roberto pendant « les Etats du Devenir ». Ces
distributions collectives se poursuivent encore
aujourd’hui sous l’appellation de
Tract’eurs. C’est une rencontre momentanée où,
sur un thème donné, chaque invité fait une proposition de
tract qui est ensuite distribuée collectivement dans
l’espace public, en général à la sortie des bouches
de métro ou sur les marchés populaires. À ce jour quatorze
éditions de Tract’eurs ont été organisées par
diverses personnalités. Tract’eurs n’est pas
notre propriété mais engage notre parrainage afin que le
concept d’origine ne soit pas détourné.
Multiples
gratuits et collages de Roberto Martinez
Parallèlement
à une production de photographie et de livres
d’artistes (où le livre est pris comme espace
d’exposition), je travaille sur la création de
« multiples gratuits ». (8*). Le premier de cette
série fut un ensemble de trois piles de 500 buvards de
grands formats imprimés mis à disposition des gens sur les
chariots d’imprimerie sortant directement de la
machine offset. Sur l’une des piles, un buvard
représentant un cadre, sur l’autre, une photo, sur la
troisième, une signature : une œuvre décomposée
à recomposer.
Ensuite vint l’impression d’autres buvards, de
cartes postales et d’autocollants. Tout ce travail de
multiples imprimés est distribué gratuitement, ce qui
suppose une économie de production et un engagement dans la
distribution.
Puis 1993 je commence un travail de collage dans des lieux
d’exposition puis des lieux publics.
Lors d’une exposition au musée d’art
contemporain de Montevideo (9*), je colle
Désinfecté,
feuilles de désinfection sanitaire sur les murs de
l’exposition. En 1994, lors d’une autre
exposition à Buenos Aires , je colle
Ne pas
gerber ,
fiches de contrôle de transport d’œuvre
d’art.
En 1995 je colle des images photographiques imprimées
industriellement à même les murs d’un
l’appartement-galerie à Lyon. La photo de format 274
x 388 cm composé de huit parties était
« recadrée », redécoupée, par les moulures ou
bien les fenêtres, les portes…
Puis je
commence à coller ces mêmes images à
l ‘extérieur sur les murs de certaines villes en
séparant les éléments. Les images ainsi obtenues ne
semblent plus avoir de sujet précis. Cet emploi de la
photographie procède d’un mode particulier : je
n’en suis pas l’auteur, et elles n’ont
pas d’auteur « affiché ». Par ailleurs, les
motifs des ces images industrielles, conçues comme
décorations de bureaux ou d’appartements, étant la
plupart du temps bucoliques, les images retrouvent en
quelque sorte leur « lieu d’origine ».
En
1997, pour la Biennale de Cetinje (Monténégro), j’ai
collé une douzaine d’images de 137 x 97 cm à travers
la ville
(voir photo 5) et
aussi des images de couchées de soleil de 274 x 388 cm, le
long du corso, promenade habituelle des habitants, sur une
vingtaine de mètres de vitrines de magasins fermés à cause
de la guerre. Ce travail transformait le corso
en sunset
boulevard, et
« enchantait » les
flâneries du soir. Autant ces images peuvent être
qualifiées de ringardes dans notre environnement quotidien,
autant elles prenaient dans ce contexte différent, un tout
autre sens, (images de bonheur, d’un passé ou
d’un futur heureux, loin du quotidien de la guerre).
Ces collages ont été réalisés dans d’autres villes,
Rennes, Paris…(voir
photo 6)
Enfin en 2001, sur l’écran géant de la place de
l’Hôtel de Ville de Paris, face à la patinoire, nous
organisons avec Frédérique Lecerf, Broadway,
la diffusion de 65 vidéos de 45 artistes durant 3 soirées.
L’irruption en grand format d’images filmées au
statut visiblement différent des annonces publicitaires ou
informatives arrêtaient les passants et les patineurs.
Encore une fois l’intérêt résidait ici dans la
rencontre de travaux artistiques et de spectateurs
détournés un instant de leurs parcours ou de leurs
activités.
«(…) alors la stratégie éthique et esthétique
d’une forme d’art qui se décline dans les
formes mêmes de ces images, utilisant ses codes et sa
grammaire, pour y glisser comme en douce autre chose peut
s’avérer doublement efficace : d’abord
quant aux images elles-mêmes en les parasitant ou les
perturbant par la réinjection d’altérité qui leur
interdirait tout repli sur une quelconque univocité et
ainsi tout effet fusionnel, constituant par là des formes
mutantes d’énonciation ; puis quant à
l’espace public dans lequel elles opèrent
habituellement en y ralentissant, voire y freinant, sous la
forme même qui est la leur, la vision qu’on en a,
jusqu’à même la transformer en « regard »
d’où se révèlerait précisément la nature complexe
mais fragile de l’image qu’on peut toujours, et
c’est cela même la violence, réduire à une vision.
C’est dire encore que dans cette perspective éthique
d’habitation et de compréhension des signes, il nous
appartient en tant que spectateur et faiseur d’images
d’inventer en lieu et place du
« visuel » une
politique des regards (qui
ferait deuil à la fois de la présence et de
l’identification), c’est-à-dire déjà de
résistance au fusionnel et au confusionnel, en vertu de
quoi l’aliénation et la violence du visuel pourraient
se convertir en liberté et respect de et dans
l’image. »(Michel Gaillot, ibid. note 1*)
Les
actions urbaines d’Antonio Gallego
Invité
dernièrement au festival «Allotopie>Rennes »,
j’ai proposé un rendez-vous de couples qui
s’embrassèrent tous au même moment dans un même lieu,
au marché des Lices. J’ai nommé cette allotopie
“Flash peace & French kiss”.
Au sommet de Laeken en décembre 2001, qui recevait les
chefs d’état de la communauté européenne, j’ai
confectionné des abris précaires, cinquante tentes en
carton plié, de 2m sur 2m, chacune peinte d’un
drapeau de la Communauté Européenne. Trente ont été placées
clandestinement sur des places et des squares de Bruxelles.
Vingt autres tentes ont été déposées sur l’Esplanade
de l’Europe lors d’une street party. Dans un
premier temps, les tentes sur les ronds-points
ressemblaient à une commande officielle pour fêter
l’arrivée des chefs d’états européens, mais
très vite avec l’humidité de la nuit, elles se
transformèrent en campement d’abris précaires qui
envahissaient la ville.
(voir photo 7)
Lors
de la première Technoparade, Place de la Bastille, du haut
de la Colonne de Juillet, je jette sur la foule 150 000
papillons portant les textes :
« servez-vous » sur fond bleu,
« servez-nous » sur fond blanc, et
« servons-nous » sur fond rouge. Avec leurs jeux
typographiques, ils renvoient aux libres services de la
société de consommation.
Dans ces trois allotopies, je cherche à créer des
situations urbaines qui suscitent chez le passant un déclic
sur notre environnement social et politique. «Flash
peace & French kiss», relate une petite paix française
dans le contexte politique du Moyen-Orient. Les tentes en
carton installées dans Bruxelles, parlent
d’exclusion, celle des réfugiés économiques au moment
de la naissance de la monnaie unique
européenne.
Depuis
1989, j’édite des affiches collées dans
l’espace urbain de façon «anonyme ».
L’attrait de cette proposition réside dans
l’identification de l’action avant celle de
l’auteur. Ce n’est pas une autopromotion
urbaine, certaines affiches furent même attribuées à
d’autres artistes. C’est par le biais de cartes
postales, qui reproduisent mes affichages photographiés,
que je revendique ensuite ma création. L’affiche
cherche à se fondre dans le paysage urbain. C’est un
détail qui concourt au spectacle de la rue, aux flux des
passants, à la paresse des terrasses.
Dans Paris, au début des années 90, L’activité
« sauvage » des artistes urbains avait
pratiquement disparu, remplacée par celle des graffitistes
(*10). J’ai commencé mes premiers affichages avec un
arbre, deux mots à l’encre noire sur un long bandeau
blanc de 176 cm sur 15 cm de large. Un hommage à Chico
Mendes, amérindien d’Amazonie assassiné par le front
des grands propriétaires terriens brésiliens. Puis
l’affiche un nu qui est un jeu sur l’unique et
l’ONU, (UN en anglais), suivirent un ministre et un
lundi (*11). Apparaissent en 1993, les affiches un
collaborateur et Sarajevo, le simulacre d’un panneau
routier d’entrée de ville (*12). Il y avait des liens
intuitifs entre chaque proposition d’affiche :
un arbre s’inscrivait aussi dans l’histoire du
paysage en suivant Beuys et Mondrian, un nu
dans
la continuation des nus de Matisse, De Kooning,
Klein…un ministre dans la tradition du portrait des
princes et du clergé. Elles étaient la continuation de mes
peintures d’atelier, leurs versions dynamiques,
noctambules, urbaines, gratuites. Chaque affiche était
tirée à 1000 exemplaires que je collais dans les rues de
Paris et sa banlieue suivant un repérage. Elles
produisaient dans l’espace urbain des parasitages
contextuels, des jeux de mots à l’échelle de la
ville. La rue est alors un territoire de résistance
créatrice, libre et autonome.
(voir photo 8a, 8b)
En 1996, je réalise une série d’images en sérigraphie
noir et blanc, constituée de six photographies de demeures
premières : une cabane dans les arbres, une cachette
souterraine, une borie, une yourte mongole, une dormition,
une tente d’enfants. Toutes au format 176 cm sur 120
cm, et tirées chacune à 150 exemplaires. Ces images collées
sur les murs de la ville déclinent des matériaux de
demeures ainsi
que des usages et des modes de vie. Elles se confrontent à
la verticalité de nos tours et déplacent notre vision sur
l’habitat.
(voir photo 9)
Suivront
d’autres sérigraphies dont la série des steppes,
conçues pour recouvrir volontairement des publicités, des
agglomérats d’autres affiches, elles traduisent
l’exclusion et la solitude dans les capitales où
elles sont affichées, Paris, Barcelone, Berlin, Bruxelles,
Londres, Séoul et d’autres villes.
(voir photo 10)
En 2004, une nouvelle série sur les « rituels
ordinaires » avec une image représentant une
accumulation de bois de cerfs prise sur le marché des
plantes médicinales de Séoul. Ces cornes, une fois broyée,
servent de poudre de perlimpinpin pour les vieux messieurs.
La seconde sérigraphie représente un kiosque ambulant
d’astrologue séouliote, dont la fonction est de lire
la bonne aventure. La troisième photographie est la
révélation hasardeuse (en labo
photo) de deux négatifs superposés, l’un de la
chapelle moderniste de Ronchamp de Le Corbusier et
l’autre est celui d’un övöö chamanique mongol
(*13). Ces trois affiches sur les « rituels
ordinaires » sont des propositions esthétiques de
contemplations urbaines, des images parmi d’autres...
comme des calvaires bretons qui interpellent le
promeneur…(voir
photo 11)
Epilogue
et utopies
En
1993 démarre notre collaboration par l’organisation
de la tombola « Paris / Sarajevo »,(14*) depuis
nous travaillons régulièrement en équipe. En 1997 au centre
d’art contemporain de Rueil-Malmaison, nous avons
réalisé le commissariat de
l’exposition Utopie
ou l’auberge espagnole (15*)
dans laquelle nous avons invité une cinquantaine
d’artistes à redéfinir le terme
d’utopie.
En
1999, au Métafort d’Aubervilliers, nous avons mis en
service sur le site Internet
www.synesthésie.com n°9,
l’art
d’être américain ou le complexe
français.
Nous avons invité huit auteurs (16*) à présenter leurs
réflexions sur les rapports «culture dominée / culture
dominante, économie d’artiste / artiste économique».
En janvier 2000, avec
François Deck, Emmanuelle Gall et Antoine Moreau, nous
avons organisé deux workshops Copyleft
Attitude, l’un
à « Accès Local » l’autre à
« Public> » qui réunissaient artistes,
informaticiens, juristes, sociologues et théoriciens de
l’art autour du concept de « copyleft » et
de ses possibles passerelles avec la création artistique.
Par ailleurs, la revue-affiche Allotopie,
(deux
numéros à ce jour), qui peut-être aussi bien distribuée que
collée est une autre réponse à notre désir «utopique» de
coller des textes théoriques sur les murs de la ville.
(17*)
(voir photo 0).
« Non
seulement il n'existe pas de modèle de résistance, mais
encore la résistance se construit parfois sous des formes
peu spectaculaires. Tel est le cas d'un aspect particulier
de tout un pan de l'esthétique contemporaine, qui retient
rarement l'attention. Et il retient peu l'attention parce
qu'il reste fondé sur un principe somme toute classique. Il
s'agit des œuvres dans lesquelles se condense une
problématique des effets de l'œuvre d'art sur le
spectateur. À cet égard, les formes et les matières
artistiques elles-mêmes, sans coup d'éclat, peuvent, il est
vrai, résister quotidiennement à la réification qu'on leur
impose. » (18*)
Depuis
2001 nous avons participé à plusieurs « manifestations
allotopiques » dans différentes villes, à
l’initiative d’artistes et des associations.
(19*) Le mot allotopie
est
désormais public et regroupe à certains moments et
dans divers lieux des pratiques urbaines. En 2005 sont
déjà en route Allotopie-Limoges
et Allotopie-Lille.
Notre espace de travail ne se confond pas avec
l’espace public, mais l’art s’y trouve
convoqué car son essence tient aussi à l'"en commun" qui en
est son fondement et sa destination. Toute singularité
artistique est affaire de représentation du monde et de
« communication », (au sens
d’"être-en-communication").
Nous devons élargir le champ possible de la rencontre
critique. Les allotopies nous proposent des déplacements,
et sont la marque d’une résistance.
«Il est des œuvres d'art qui, de nos jours, résistent
à ce qu'on veut leur faire dire ou déçoivent ce qu'on veut
leur faire faire, dans le cadre des processus
d'esthétisation de la société contemporaine.» (20*)
Ce
double jeu de présence et de résistance est inhérent à
cette notion d’allotopie et au travail dans
l’espace public qui se construit de manière
spécifique, rappelant à tout moment que la culture et les
arts ne mènent pas une existence retranchée, à
l’écart d’un monde qu’ils cherchent à
représenter.
En intervenant dans l’espace urbain, loin de devenir
pédagogique ou pire démagogique, le travail proposé garde
«l’ouverture
infinie del’œuvre (polysémie) et sa manière de
déjouer les tentatives de réduire ses significations ou les
discours qui veulent en énoncer la signification en
raccourcissant par trop la distance
œuvre-spectateur».(21*)
Notes
1*
Michel Gaillot in, L’art grandeur nature (édition
Synésthésie décembre 2004) et conférence de Rennes à
l’école d’architecture pour
«Allotopie>Rennes» en octobre 2004.
2* Jean-Claude Moineau, professeur d'esthétique à Paris
VIII, a exposé le mot dans son cours du 15 janvier 1997. Il
a parlé du renouveau des utopies citant certains auteurs et
distingué les notions d’utopie grandiose (en deux
mots : refaire le monde) et d’utopies faibles
auxquelles il rattache les micros utopies, les utopies
interstitielles, les utopies locales, etc...Ensuite il a
fait un rapprochement avec l’apport de Freud sur la
compréhension des autres topismes découverts, que sont
l’inconscient et le subconscient.
Pour sa part, Elvan Zabunyan, professeur d’histoire
de l’art, à L’université de Paris VIII-St Denis
(et depuis à l’Université de Rennes), a exposé lors
de son cours du 25 février 1997 le mot en
l’introduisant par la phrase suivante : «certaines
pratiques de l’art peuvent aujourd’hui être
représentées et désignées par un nouveau vocable :
Allotopie, néologisme de Roberto Martinez, artiste, dont la
définition est la suivante....». Elle a ensuite cité des
exemples d’allotopies, et présenté des démarches
d’artistes qui s’y rapportent.
Le Mot Allotopie a fait l’objet d’une troisième
exposition (au sens de mise en lumière) en tant
qu’œuvre, à la galerie des Archives en 1997.
Lors de cette présentation sous forme de lecture,
j’ai évoqué les deux premières expositions puis
j’ai distribué la définition du mot sous la forme
d’une carte postale et laissé à la galerie 400
exemplaires en libre distribution. Ensuite Emmanuelle Gall
a écrit des articles sur les allotopies et chroniqué
l’actualité allotopique dans différentes revues.
Suite à un article dans Nova magazine, TV5 a diffusé dans
deux émissions «Tracks » dont le sujet était
«allotopie».
3* Michel Gaillot, ibid note 1*
4* «…Les techniques de reproductions détachent
l’objet reproduit du domaine de la tradition. En
multipliant les exemplaires, elles substituent un phénomène
de masse à un évènement qui ne s’est produit
qu’une fois…» Walter Benjamin.
5* La «dollarisation» formule d’Octavio Paz, (Prix
Nobel de littérature), précurseur des concepts de
mondialisation ou de globalisation. «… Le thème
de l’économie de marché entretient une étroite
collaboration avec celui de la détérioration du milieu
ambiant. La pollution n’infeste pas seulement
l’air, les fleuves et les forêts, mais les âmes. Une
société possédée par la frénésie de produire toujours plus,
pour consommer plus encore, tend à convertir les idées, les
sentiments, l’art, l’amour, l’amitié, et
les personnes elles-mêmes en objets de consommation. Tout
se résout en choses qui s’achètent, s’utilisent
et se jettent à la poubelle… »
6* Ces années-là, la Scène Parisienne autorisait le
politique au vingtième degré. Rien sur l’intolérance,
sur le fanatisme en Algérie, le génocide au Rwanda, sur la
xénophobie en France. Rien sur la guerre en
Bosnie–Herzégovine, la majorité acceptait
l’impuissance internationale et la lâcheté européenne
devant le siège de Sarajevo. Ce n’était pas «fashion»
de parler du monde.
7* Participaient au premier Tract’eurs : Anne
Barbier, Sonia Biard, Jean-françois Chermann, Antonio
Gallego, Nick Gee, Claire-Jeanne Jezequel, Roberto
Martinez, Natacha Nisic, Camille Saint-Jacques et Anna
Selander.
8* Le premier travail en multiple gratuitement mis à
disposition est en ensemble de trois piles de 500 buvards
imprimés de grand format présentés sur les chariots
d’imprimerie sortant directement de la machine offset
et représentant un cadre, une photo, et une
signature : une œuvre décomposée à recomposer.
Puis vint de l’impression de buvards (depuis 1993),
imitants des buvards publicitaires dans le graphisme mais
aux textes explicites :«dans le cochon tout est
bon» «aucune image ne pourra sauver le monde» «riz
SOS»… de séries de cartes postales et
d’autocollants (depuis 1995) : «on a marché sur la
lune» «remplir des sacs» «Beware artist watch»…. Une
série d’œuvres papiers à circulé par fax depuis
1995 (photo du Boxeur Roberto, la déclaration de J. Chirac
à Orléans en 1991, texte et photo «aucune image ne pourra
sauver le monde»…).
À l’exception des livres d’artistes tout le
travail de multiples imprimés est proposé gratuitement, ce
qui suppose une économie de production et un engagement
dans la distribution.
9* «L’autre à Montévidéo» exposition organisée par
Bernard Marcadé.
10* De 1982 à 1987, Antonio Gallego signa collectivement du
nom de «Banlieue Banlieue » de nombreuses
fresques éphémères peintes sur du papier kraft qui étaient
ensuite collées sur les murs des villes et abandonnées à
leur sort.
11* «… l’art doit être «politically
correct» ! On réclame du clean, du propret, des images
froides, désensibilisées pour ne pas choquer alors que
l’art se durcit. Prenons l’exemple de - un
lundi - et les affiches mortuaires des jeunes immigrés
victimes de bavures policières, que placarde
l’artiste Tania Mouraud sur les murs et les chantiers
de Paris. Ces images sont régulièrement déchirées,
décollées, griffées parce que ça fait plutôt
moche…». Brigitte Cornand. Galerie Magazine.
Septembre 1992.
12* «… A.G colle des affiches sur les murs de la
cité. On se souvient d’avoir rencontré un arbre, un
nu, un ministre, dans les rues de Paris. Geste politique et
esthétique substitué à la pratique picturale. En 1993, il
placardait le nom tabou d’une ville assiégée sur les
panneaux de signalisation parisiens, rebaptisant les
stations de métro, les rues, les
villes…Sarajevo…». Emmanuelle Gall. Le
journal des expositions, Juin 1995.
13* Les övöös sont des monticules de pierres qui
ressemblent à des cairns ou aux stûpas du Tibet.
14* En octobre 1993 nous avons organisé, grâce à une
rencontre avec Agnès B. et Thierry Lefébure, une exposition
clandestine au «Collégium Artisticum» de Sarajevo, suivi en
décembre de la même année de la tombola « Paris /
Sarajevo » qui se tint à Paris dans la galerie le
Sous-sol du 1er
au 4
décembre. 600 artistes donnèrent une œuvre afin de
réaliser un mur de solidarité à la ville martyre. 900
oeuvres furent tirées au sort. Les fonds récoltés
arrivèrent 3 mois plus tard en fraude dans Sarajevo
assiégée. C’est la première fois que nous indiquons
en être les initiateurs, avec l’aide de
« l’association Sarajevo » et de
nombreuses personnes dont Natacha Nisic, Dounja Blazevic,
Nermina Zildzo, conservatrice du musée de Sarajevo et bien
d’autres.
15* Titre lié à l’histoire républicaine espagnole de
nos familles.
16* Les invités étaient Elise Parré, Jakob Gautel, Veit
Stratmann. Jean-François Chermann, Agnès Thurnauer,
Christophe Tarkos, Eric Maillet, Antoine Moreau, A.G.&
R.M...
17* « Copyleft ». Revue Allotopie, numéro B.
Les Editions Incertain Sens.Université Rennes 2.
Cette édition se propose de publier les traces de ces deux
workshops et les propositions théoriques ou artistiques que
ces rencontres ont inspirées à François Deck, Michel
Gaillot, Jean-claude Moineau et Eric Watier.
18*
Christian Ruby in « La "résistance" dans les arts
contemporains ». La notion d' "esthétisation" fut
élaborée par le philosophe allemand Walter Benjamin
(1892-1940). Elle lui servait à analyser la politique nazie
par laquelle le peuple allemand avait à vivre
esthétiquement (par des mythes, des images, des symboles)
sa dérive vers la mort. Nous avons repris la discussion
autour de ce terme et de cette question dans notre ouvrage
: L'Etat esthétique, Essai sur l'instrumentalisation de la
culture et des arts, Bruxelles, Labor, 2000. Pour nous, le
processus d'esthétisation a pris une autre forme, de nos
jours, dans les sociétés démocratiques. Du coup, la notion
d' "esthétisation " désigne à la fois certaines pratiques
individuantes et le processus de transfert de l'activité
politique sur le plan sensible, émotionnel et distinctif.
L'esthétisation est par conséquent le ressort des discours
sur le " lien social ", et celui des pratiques du "
consensus ".
19*« Allotopie-Montpellier »,
novembre 2002, organisé par Aperto (Eric Watier) avec
Martin Bourdanove, Siegfried D. Ceballos, Alain Doret,
Antonio Gallego, Jacques Malgorn, Roberto Martinez.
« Allotopie-Clermont-Ferrand », mars 2004
organisé par l’AACE avec Pierre Antoine, Valérie
Bert, Laurent Chamallin, Yves Chaudouet, Jean-François
Guillon, Martha Jonville, Jan Kopp, Roberto Martinez,
François Morel, Elise Parré.
« Allotopie>Rennes », octobre 2004 organisé
par Station Mobile (Nathalie Travers) avec Isabelle
Arthuis, Jocelyn Cottencin, Sandrine Fallet, Antonio
Gallego, Jakob Gautel, Jan Kopp, Latifa Laâbissi, Jacques
Malgorn, Roberto Martinez, Elise Parré, Régis Perray, Eric
Watier
20*Christin Ruby, ibid note 18*
21*Christin Ruby, ibid note 18*