Egotopie et Allotopie

Un article sur les pratiques artistiques urbaines d’Antonio Gallego et Roberto Martinez (écrit en 2005 pour la revue d'ésthétique).

Egotopie : n. f. (néologisme d’Antoine Gallet et Robert Martin, 1997) du latin ego « moi » et du grec topos « lieu » : lieu du moi . 1°Vx. L’egotopie : territoire occupé par le moi. V. Egocentrisme. 2°cour. (XXe). Vue politique ou sociale qui ne tient pas compte du collectif. V. Individualisme. 3° Problématique de l’attachement excessif à la promotion du moi ou du nom propre. 4° Art (fin XXe). Stratégie et médiatisation de la présence de l’artiste sans autre sujet. V. Carriérisme. 5. Hist. Art. (début XX1e) La querelle des egotopistes et des utopistes.

Allotopie de Roberto Martinez

«Quel sens peut-il y avoir à ce que l’art sorte des lieux dédiés à son exposition que sont les musées, les centres d’art ou les galeries et établisse son champ d’action au sein même de l’espace public ou urbain ? ».(1*)
En mai 1995, lors d’un séjour à New York, je réalise mon premier jardin dans l’espace public puis je l’abandonne. C’est le fait de passer tous les jours sur le trottoir dégradé devant l’immeuble où je loge qui me donne l’idée d’intervenir sur cette partie sans revêtement.
Je plante quelques fleurs et quelques herbes puis « protège » l’ensemble avec des planches, des tasseaux et de la ficelle la surface au sol qu’occupe ce jardin, geste dérisoire mais qui symbolise et marque tout à la fois un désir de protection, (de ce travail il ne reste qu’une photo).
(voir photo 1).

Un peu plus tard, dans le cadre d’une invitation de Bernard Marcadé pour la journée internationale contre le sida du 1er décembre 1995, je réalise deux autres jardins, un de fleurs, (soucis et pensées), rue du Renard côté entrée du personnel du centre George Pompidou, un autre potager, (fraises, salades, plantes aromatiques, etc), Plazza Beaubourg. (voir photo 2).
Après ces deux premiers jardins, d’autres suivront : dans une cité H.L.M. d’Aubervilliers (1996), dans un square public de Rueil-Malmaison (1997), le long d’un canal, lieu de promenade de Rennes (1999) où je plante, des salades, des plants de tomates, encore des herbes aromatiques sur une surface de 2,5 m2.
(voir photo 3).
Ce dernier jardin est le seul qui, une fois « abandonné », a continué sa vie sans moi. Il a été entretenu et agrandi par les riverains pendant plusieurs mois. Je l’ai réalisé à nouveau au même endroit en octobre 2004, doublé d’un autre sur un trottoir commerçant du centre ville. Celui d’Aubervilliers en revanche a été détruit par les habitants après dix jours d’existence.
En même temps que débute ce travail, dès 1995, naît le besoin, pour l’énoncer, communiquer autour de lui, de lui trouver un nom. Quel mot pourrait bien définir précisément ces activités qui ont une forme, une visibilité, une existence mais qui ne sont ni des installations, ni des sculptures, ni des événements ?
Après des discussions avec d’autres artistes, notamment Antonio, je travaille sur une définition possible et pris au jeu de cette recherche, je « m’invente » un mot. Ce mot doit être la définition
d’une forme artistique qui ne soit pas liée aux conditions spécifiques et habituelles du monde de l’art. Cela a donné allo, « autre » et topos, « lieu », et donc allotopie. Ce mot prendra plus tard la forme d’une œuvre, exposée à trois reprises.(2*)
Dans ces jardins, dans ces
allotopies en espace urbain, mentionnées ci-dessus, l’important réside dans le fait que l’altérité s’y trouve engagée de façon radicale, qu’elle soit violente, participative ou par défaut. Un jardin peut être entendu, volontairement « effacé », ignoré ou bien abandonné, ce qui le renvoie à l’état de nature.
À partir de cette expérience des jardins, je décide de réaliser des « marquages » toujours dans l’espace urbain, consistants à désigner un périmètre avec du rubans noir et jaune à l’intérieur desquels je place des plots numérotés, copiant ceux des polices du monde entier lors de relevés d’indices. (j’ai ainsi matérialisé plusieurs « marquages » entre 1996 et 2004, à Aubervilliers, Rueil-Malmaison, Rennes, New York, etc).
(voir photo 4) Lors de l’installation de ces éléments, des rencontres et des discussions s’engagent et peuvent donner naissance à des « histoires ». Je n’explique pas le travail mais laisse les spectateurs potentiels faire les interprétations qu’ils veulent. Annoncer « ici œuvre d’art » tuerait littéralement l’ouverture aux représentations mentales et à l’art lui-même.
La rencontre d’une proposition artistique et d’un spectateur est aussi fortuite que «celle d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table de dissection». Mais elle peut donner le même résultat : rien ou bien de la poésie. Croiser un petit jardin protégé par quelques tasseaux et un peu de ficelle peut évoquer aussi bien un jardin ouvrier sur un trottoir qu’une tombe si l’on y trouve des pensées, des chrysanthèmes. Ce qui est donné, c’est un espace (d’une taille sensiblement semblable à celle d’une tombe), jardiné dans un endroit non usuel. Le scénario d’une promenade ou d’un trajet habituel pour qui croise cette intervention pourra alors être juste légèrement différent. Certains seront étonnés, d’autres dérangés, d’autres ne le verront même pas, et si personne ne pense à une œuvre d’art, cela n’a aucune importance. Dans ces lieux résident donc aussi les limites de quelque chose qui s’apparente à l’art.
Il faut espérer donner une « présence ». Qu’elle soit éphémère ne la rend pas moins intéressante. Il faut se réapproprier certains espaces qui échappent de plus en plus à cette présence. L’espace public est si peu partagé par les individus qui le pratiquent qu’il est important pour les artistes de défendre l’accession à la chose publique, qu’elle soit urbaine, numérique, médiatique etc. L’échange doit être au centre de notre pratique et l’espace public constitue pour cela un lieu particulièrement propice.
«Sans doute ne suffit-il pas d’exporter les propositions artistiques faites pour les lieux dédiés vers l’espace public de la ville, de les y reterritorialiser hors scène sans autre forme de procès, sous peine de porter atteinte d’une façon obscène à la fois à la ville (dont on mésestimerait ainsi l’ampleur et surtout la nature des problèmes sociaux, culturels et politiques qui la délitent) et à ces propositions (qu’on instrumentaliserait du coup en fonction des impérieuses nécessités d’un contexte problématique en dehors duquel elles auraient été créées) ». 
…« En ce sens, si l’art est bien souci du monde, s’il a bien quelque chose à faire avec l’espace public ou urbain, c’est sans doute moins à multiplier les sculptures ou les monuments dans les lieux stratégiques de cet espace ou à ajouter en son sein en tant que vecteur de décoration, d’animation ou d’aménagement culturel à cette surabondance proliférante des représentations qu’à opérer sur ce monde même des images qui y sont omniprésentes, voire omnipotentes, ne serait-ce déjà qu’en en révélant le langage, les codes et la grammaire invisibles qui y sont toujours à l’œuvre en agissant sur nous de façon quasi-narcotique ou hypnotique,c’est-à-dire en dehors de toute médiation ou réflexion possibles. Ce qui est tout autre chose que de maintenir l’art dans une sorte d’esthétique de la distance, dont la seule ambition serait de révéler ou de représenter le sens du monde, voire d’en dénoncer et d’en critiquer la corruption par les forces de l’idéologie consumériste. ».(3*)

Tract’eurs :
Tract’eurs : nom pluriel, néologisme (contraction de « tract » et « acteurs »). Artistes concevant des tracts et les diffusant sur la voie publique.
Avant notre première rencontre, nous avions tous les deux des pratiques d’œuvres reproductibles similaires ainsi qu’un intérêt commun pour l’analyse de Walter Benjamin sur les multiples (4*) et une vision semblable sur la dollarisation de la culture (5*) de ce fait sur les choix esthétiques du marché de l’art international. (6*)
Lors de la tombola « Paris / Sarajevo » nous avons rédigé un tract qui appelait les artistes à offrir des œuvres en solidarité avec la ville encerclée. Nous avions demandé à un graphiste, Michel Bouvet, de concevoir le visuel et nous avons découvert à l’impression du tract que le directeur de la galerie avait fait retoucher la maquette pour la rendre graphiquement plus élégante, ce qui ouvrit un débat entre nous sur les codes visuels du tract militant transformé en prospectus « publicitaire » séduisant. Antonio rebondit à ces questions en éditant, en avril 1994, ses premières «œuvres-tracts » qu’il distribua aux passants dans les rues de Stockholm. Une année plus tard Antonio éditait à nouveau une série de 15 000 tracts : bleu, blanc, rouge, qu’il distribua dans Paris. Par la suite il abandonna ses distributions solitaires qui invalidaient l’histoire du tract liée aux luttes collectives et le 6 novembre 1995, il donna rendez-vous à une douzaine d’artistes (7*), Place de la République pour distribuer chacun, mille tracts aux passants créant ainsi des micro-débats. La seconde édition de Tract’eurs fut organisée en novembre 1996 par Roberto pendant « les Etats du Devenir ». Ces distributions collectives se poursuivent encore aujourd’hui sous l’appellation de Tract’eurs. C’est une rencontre momentanée où, sur un thème donné, chaque invité fait une proposition de tract qui est ensuite distribuée collectivement dans l’espace public, en général à la sortie des bouches de métro ou sur les marchés populaires. À ce jour quatorze éditions de Tract’eurs ont été organisées par diverses personnalités. Tract’eurs n’est pas notre propriété mais engage notre parrainage afin que le concept d’origine ne soit pas détourné.

Multiples gratuits et collages de Roberto Martinez

Parallèlement à une production de photographie et de livres d’artistes (où le livre est pris comme espace d’exposition), je travaille sur la création de « multiples gratuits ». (8*). Le premier de cette série fut un ensemble de trois piles de 500 buvards de grands formats imprimés mis à disposition des gens sur les chariots d’imprimerie sortant directement de la machine offset. Sur l’une des piles, un buvard représentant un cadre, sur l’autre, une photo, sur la troisième, une signature : une œuvre décomposée à recomposer.
Ensuite vint l’impression d’autres buvards, de cartes postales et d’autocollants. Tout ce travail de multiples imprimés est distribué gratuitement, ce qui suppose une économie de production et un engagement dans la distribution.
Puis 1993 je commence un travail de collage dans des lieux d’exposition puis des lieux publics.
Lors d’une exposition au musée d’art contemporain de Montevideo (9*), je colle
Désinfecté, feuilles de désinfection sanitaire sur les murs de l’exposition. En 1994, lors d’une autre exposition à Buenos Aires , je colle Ne pas gerber , fiches de contrôle de transport d’œuvre d’art.
En 1995 je colle des images photographiques imprimées industriellement à même les murs d’un l’appartement-galerie à Lyon. La photo de format 274 x 388 cm composé de huit parties était « recadrée », redécoupée, par les moulures ou bien les fenêtres, les portes…
Puis je commence à coller ces mêmes images à l ‘extérieur sur les murs de certaines villes en séparant les éléments. Les images ainsi obtenues ne semblent plus avoir de sujet précis. Cet emploi de la photographie procède d’un mode particulier : je n’en suis pas l’auteur, et elles n’ont pas d’auteur « affiché ». Par ailleurs, les motifs des ces images industrielles, conçues comme décorations de bureaux ou d’appartements, étant la plupart du temps bucoliques, les images retrouvent en quelque sorte leur « lieu d’origine ».
En 1997, pour la Biennale de Cetinje (Monténégro), j’ai collé une douzaine d’images de 137 x 97 cm à travers la ville (voir photo 5) et aussi des images de couchées de soleil de 274 x 388 cm, le long du corso, promenade habituelle des habitants, sur une vingtaine de mètres de vitrines de magasins fermés à cause de la guerre. Ce travail transformait le corso en sunset boulevard, et « enchantait » les flâneries du soir. Autant ces images peuvent être qualifiées de ringardes dans notre environnement quotidien, autant elles prenaient dans ce contexte différent, un tout autre sens, (images de bonheur, d’un passé ou d’un futur heureux, loin du quotidien de la guerre).
Ces collages ont été réalisés dans d’autres villes, Rennes, Paris…
(voir photo 6)
Enfin en 2001, sur l’écran géant de la place de l’Hôtel de Ville de Paris, face à la patinoire, nous organisons avec Frédérique Lecerf,
Broadway, la diffusion de 65 vidéos de 45 artistes durant 3 soirées. L’irruption en grand format d’images filmées au statut visiblement différent des annonces publicitaires ou informatives arrêtaient les passants et les patineurs. Encore une fois l’intérêt résidait ici dans la rencontre de travaux artistiques et de spectateurs détournés un instant de leurs parcours ou de leurs activités.
«(…) alors la stratégie éthique et esthétique d’une forme d’art qui se décline dans les formes mêmes de ces images, utilisant ses codes et sa grammaire, pour y glisser comme en douce autre chose peut s’avérer doublement efficace : d’abord quant aux images elles-mêmes en les parasitant ou les perturbant par la réinjection d’altérité qui leur interdirait tout repli sur une quelconque univocité et ainsi tout effet fusionnel, constituant par là des formes mutantes d’énonciation ; puis quant à l’espace public dans lequel elles opèrent habituellement en y ralentissant, voire y freinant, sous la forme même qui est la leur, la vision qu’on en a, jusqu’à même la transformer en « regard » d’où se révèlerait précisément la nature complexe mais fragile de l’image qu’on peut toujours, et c’est cela même la violence, réduire à une vision. C’est dire encore que dans cette perspective éthique d’habitation et de compréhension des signes, il nous appartient en tant que spectateur et faiseur d’images d’inventer en lieu et place du « visuel »
une politique des regards (qui ferait deuil à la fois de la présence et de l’identification), c’est-à-dire déjà de résistance au fusionnel et au confusionnel, en vertu de quoi l’aliénation et la violence du visuel pourraient se convertir en liberté et respect de et dans l’image. »(Michel Gaillot, ibid. note 1*)

Les actions urbaines d’Antonio Gallego

Invité dernièrement au festival «Allotopie>Rennes », j’ai proposé un rendez-vous de couples qui s’embrassèrent tous au même moment dans un même lieu, au marché des Lices. J’ai nommé cette allotopie “Flash peace & French kiss”.
Au sommet de Laeken en décembre 2001, qui recevait les chefs d’état de la communauté européenne, j’ai confectionné des abris précaires, cinquante tentes en carton plié, de 2m sur 2m, chacune peinte d’un drapeau de la Communauté Européenne. Trente ont été placées clandestinement sur des places et des squares de Bruxelles. Vingt autres tentes ont été déposées sur l’Esplanade de l’Europe lors d’une street party. Dans un premier temps, les tentes sur les ronds-points ressemblaient à une commande officielle pour fêter l’arrivée des chefs d’états européens, mais très vite avec l’humidité de la nuit, elles se transformèrent en campement d’abris précaires qui envahissaient la ville.
(voir photo 7)
Lors de la première Technoparade, Place de la Bastille, du haut de la Colonne de Juillet, je jette sur la foule 150 000 papillons  portant les textes : « servez-vous » sur fond bleu, « servez-nous » sur fond blanc, et « servons-nous » sur fond rouge. Avec leurs jeux typographiques, ils renvoient aux libres services de la société de consommation.
Dans ces trois allotopies, je cherche à créer des situations urbaines qui suscitent chez le passant un déclic sur notre environnement social et politique. «Flash peace & French kiss», relate une petite paix française dans le contexte politique du Moyen-Orient. Les tentes en carton installées dans Bruxelles, parlent d’exclusion, celle des réfugiés économiques au moment de la naissance de la monnaie unique européenne.

Depuis 1989, j’édite des affiches collées dans l’espace urbain de façon «anonyme ». L’attrait de cette proposition réside dans l’identification de l’action avant celle de l’auteur. Ce n’est pas une autopromotion urbaine, certaines affiches furent même attribuées à d’autres artistes. C’est par le biais de cartes postales, qui reproduisent mes affichages photographiés, que je revendique ensuite ma création. L’affiche cherche à se fondre dans le paysage urbain. C’est un détail qui concourt au spectacle de la rue, aux flux des passants, à la paresse des terrasses.
Dans Paris, au début des années 90, L’activité « sauvage » des artistes urbains avait pratiquement disparu, remplacée par celle des graffitistes (*10). J’ai commencé mes premiers affichages avec un arbre, deux mots à l’encre noire sur un long bandeau blanc de 176 cm sur 15 cm de large. Un hommage à Chico Mendes, amérindien d’Amazonie assassiné par le front des grands propriétaires terriens brésiliens. Puis l’affiche un nu qui est un jeu sur l’unique et l’ONU, (UN en anglais), suivirent un ministre et un lundi (*11). Apparaissent en 1993, les affiches un collaborateur et Sarajevo, le simulacre d’un panneau routier d’entrée de ville (*12). Il y avait des liens intuitifs entre chaque proposition d’affiche : un arbre s’inscrivait aussi dans l’histoire du paysage en suivant Beuys et Mondrian, un nu
dans la continuation des nus de Matisse, De Kooning, Klein…un ministre dans la tradition du portrait des princes et du clergé. Elles étaient la continuation de mes peintures d’atelier, leurs versions dynamiques, noctambules, urbaines, gratuites. Chaque affiche était tirée à 1000 exemplaires que je collais dans les rues de Paris et sa banlieue suivant un repérage. Elles produisaient dans l’espace urbain des parasitages contextuels, des jeux de mots à l’échelle de la ville. La rue est alors un territoire de résistance créatrice, libre et autonome. (voir photo 8a, 8b)
En 1996, je réalise une série d’images en sérigraphie noir et blanc, constituée de six photographies de demeures premières : une cabane dans les arbres, une cachette souterraine, une borie, une yourte mongole, une dormition, une tente d’enfants. Toutes au format 176 cm sur 120 cm, et tirées chacune à 150 exemplaires. Ces images collées sur les murs de la ville déclinent des matériaux de demeures
ainsi que des usages et des modes de vie. Elles se confrontent à la verticalité de nos tours et déplacent notre vision sur l’habitat. (voir photo 9)
Suivront d’autres sérigraphies dont la série des steppes, conçues pour recouvrir volontairement des publicités, des agglomérats d’autres affiches, elles traduisent l’exclusion et la solitude dans les capitales où elles sont affichées, Paris, Barcelone, Berlin, Bruxelles, Londres, Séoul et d’autres villes. (voir photo 10)
En 2004, une nouvelle série sur les « rituels ordinaires » avec une image représentant une accumulation de bois de cerfs prise sur le marché des plantes médicinales de Séoul. Ces cornes, une fois broyée, servent de poudre de perlimpinpin pour les vieux messieurs. La seconde sérigraphie représente un kiosque ambulant d’astrologue séouliote, dont la fonction est de lire la bonne aventure. La troisième photographie est la révélation hasardeuse  (en labo photo) de deux négatifs superposés, l’un de la chapelle moderniste de Ronchamp de Le Corbusier et l’autre est celui d’un övöö chamanique mongol (*13). Ces trois affiches sur les « rituels ordinaires » sont des propositions esthétiques de contemplations urbaines, des images parmi d’autres... comme des calvaires bretons qui interpellent le promeneur…
(voir photo 11)

Epilogue et utopies

En 1993 démarre notre collaboration par l’organisation de la tombola « Paris / Sarajevo »,(14*) depuis nous travaillons régulièrement en équipe. En 1997 au centre d’art contemporain de Rueil-Malmaison, nous avons réalisé le commissariat de l’exposition Utopie ou l’auberge espagnole (15*) dans laquelle nous avons invité une cinquantaine d’artistes à redéfinir le terme d’utopie. En 1999, au Métafort d’Aubervilliers, nous avons mis en service sur le site Internet www.synesthésie.com n°9, l’art d’être américain ou le complexe français. Nous avons invité huit auteurs (16*) à présenter leurs réflexions sur les rapports «culture dominée / culture dominante, économie d’artiste / artiste économique».
En janvier 2000,
avec François Deck, Emmanuelle Gall et Antoine Moreau, nous avons organisé deux workshops Copyleft Attitude, l’un à « Accès Local » l’autre à « Public> » qui réunissaient artistes, informaticiens, juristes, sociologues et théoriciens de l’art autour du concept de « copyleft » et de ses possibles passerelles avec la création artistique.
Par ailleurs, la revue-affiche
Allotopie, (deux numéros à ce jour), qui peut-être aussi bien distribuée que collée est une autre réponse à notre désir «utopique» de coller des textes théoriques sur les murs de la ville. (17*) (voir photo 0).
« Non seulement il n'existe pas de modèle de résistance, mais encore la résistance se construit parfois sous des formes peu spectaculaires. Tel est le cas d'un aspect particulier de tout un pan de l'esthétique contemporaine, qui retient rarement l'attention. Et il retient peu l'attention parce qu'il reste fondé sur un principe somme toute classique. Il s'agit des œuvres dans lesquelles se condense une problématique des effets de l'œuvre d'art sur le spectateur. À cet égard, les formes et les matières artistiques elles-mêmes, sans coup d'éclat, peuvent, il est vrai, résister quotidiennement à la réification qu'on leur impose. » (18*)
Depuis 2001 nous avons participé à plusieurs « manifestations allotopiques » dans différentes villes, à l’initiative d’artistes et des associations. (19*) Le mot allotopie est désormais public et regroupe à certains moments et dans divers lieux des pratiques urbaines. En 2005 sont déjà en route Allotopie-Limoges  et Allotopie-Lille.
Notre espace de travail ne se confond pas avec l’espace public, mais l’art s’y trouve convoqué car son essence tient aussi à l'"en commun" qui en est son fondement et sa destination. Toute singularité artistique est affaire de représentation du monde et de « communication », (au sens d’"être-en-communication").
Nous devons élargir le champ possible de la rencontre critique. Les allotopies nous proposent des déplacements, et sont la marque d’une résistance.
«Il est des œuvres d'art qui, de nos jours, résistent à ce qu'on veut leur faire dire ou déçoivent ce qu'on veut leur faire faire, dans le cadre des processus d'esthétisation de la société contemporaine.» (20*)
Ce double jeu de présence et de résistance est inhérent à cette notion d’allotopie et au travail dans l’espace public qui se construit de manière spécifique, rappelant à tout moment que la culture et les arts ne mènent pas une existence retranchée, à l’écart d’un monde qu’ils cherchent à représenter.
En intervenant dans l’espace urbain, loin de devenir pédagogique ou pire démagogique, le travail proposé garde «
l’ouverture infinie del’œuvre (polysémie) et sa manière de déjouer les tentatives de réduire ses significations ou les discours qui veulent en énoncer la signification en raccourcissant par trop la distance œuvre-spectateur».(21*)

Notes

1* Michel Gaillot in, L’art grandeur nature (édition Synésthésie décembre 2004) et conférence de Rennes à l’école d’architecture pour «Allotopie>Rennes» en octobre 2004.
2* Jean-Claude Moineau, professeur d'esthétique à Paris VIII, a exposé le mot dans son cours du 15 janvier 1997. Il a parlé du renouveau des utopies citant certains auteurs et distingué les notions d’utopie grandiose (en deux mots : refaire le monde) et d’utopies faibles auxquelles il rattache les micros utopies, les utopies interstitielles, les utopies locales, etc...Ensuite il a fait un rapprochement avec l’apport de Freud sur la compréhension des autres topismes découverts, que sont l’inconscient et le subconscient.
Pour sa part, Elvan Zabunyan, professeur d’histoire de l’art, à L’université de Paris VIII-St Denis (et depuis à l’Université de Rennes), a exposé lors de son cours du 25 février 1997 le mot en l’introduisant par la phrase suivante : «certaines pratiques de l’art peuvent aujourd’hui être représentées et désignées par un nouveau vocable : Allotopie, néologisme de Roberto Martinez, artiste, dont la définition est la suivante....». Elle a ensuite cité des exemples d’allotopies, et présenté des démarches d’artistes qui s’y rapportent.
Le Mot Allotopie a fait l’objet d’une troisième exposition (au sens de mise en lumière) en tant qu’œuvre, à la galerie des Archives en 1997. Lors de cette présentation sous forme de lecture, j’ai évoqué les deux premières expositions puis j’ai distribué la définition du mot sous la forme d’une carte postale et laissé à la galerie 400 exemplaires en libre distribution. Ensuite Emmanuelle Gall a écrit des articles sur les allotopies et chroniqué l’actualité allotopique dans différentes revues. Suite à un article dans Nova magazine, TV5 a diffusé dans deux émissions «Tracks » dont le sujet était «allotopie».
3* Michel Gaillot, ibid note 1*
4* «…Les techniques de reproductions détachent l’objet reproduit du domaine de la tradition. En multipliant les exemplaires, elles substituent un phénomène de masse à un évènement qui ne s’est produit qu’une fois…» Walter Benjamin.
5* La «dollarisation» formule d’Octavio Paz, (Prix Nobel de littérature), précurseur des concepts de mondialisation ou de globalisation. «… Le thème de l’économie de marché entretient une étroite collaboration avec celui de la détérioration du milieu ambiant. La pollution n’infeste pas seulement l’air, les fleuves et les forêts, mais les âmes. Une société possédée par la frénésie de produire toujours plus, pour consommer plus encore, tend à convertir les idées, les sentiments, l’art, l’amour, l’amitié, et les personnes elles-mêmes en objets de consommation. Tout se résout en choses qui s’achètent, s’utilisent et se jettent à la poubelle… »
6* Ces années-là, la Scène Parisienne autorisait le politique au vingtième degré. Rien sur l’intolérance, sur le fanatisme en Algérie, le génocide au Rwanda, sur la xénophobie en France. Rien sur la guerre en Bosnie–Herzégovine, la majorité acceptait l’impuissance internationale et la lâcheté européenne devant le siège de Sarajevo. Ce n’était pas «fashion» de parler du monde.
7* Participaient au premier Tract’eurs : Anne Barbier, Sonia Biard, Jean-françois Chermann, Antonio Gallego, Nick Gee, Claire-Jeanne Jezequel, Roberto Martinez, Natacha Nisic, Camille Saint-Jacques et Anna Selander.
8* Le premier travail en multiple gratuitement mis à disposition est en ensemble de trois piles de 500 buvards imprimés de grand format présentés sur les chariots d’imprimerie sortant directement de la machine offset et représentant un cadre, une photo, et une signature : une œuvre décomposée à recomposer.
Puis vint de l’impression de buvards (depuis 1993), imitants des buvards publicitaires dans le graphisme mais aux textes explicites :«dans le cochon tout est bon»  «aucune image ne pourra sauver le monde» «riz SOS»… de séries de cartes postales et d’autocollants (depuis 1995) : «on a marché sur la lune» «remplir des sacs» «Beware artist watch»…. Une série d’œuvres papiers à circulé par fax depuis 1995 (photo du Boxeur Roberto, la déclaration de J. Chirac à Orléans en 1991, texte et photo «aucune image ne pourra sauver le monde»…).
À l’exception des livres d’artistes tout le travail de multiples imprimés est proposé gratuitement, ce qui suppose une économie de production et un engagement dans la distribution.
9* «L’autre à Montévidéo» exposition organisée par Bernard Marcadé.
10* De 1982 à 1987, Antonio Gallego signa collectivement du nom de  «Banlieue Banlieue » de nombreuses fresques éphémères peintes sur du papier kraft qui étaient ensuite collées sur les murs des villes et abandonnées à leur sort.
11* «… l’art doit être «politically correct» ! On réclame du clean, du propret, des images froides, désensibilisées pour ne pas choquer alors que l’art se durcit. Prenons l’exemple de - un lundi - et les affiches mortuaires des jeunes immigrés victimes de bavures policières, que placarde l’artiste Tania Mouraud sur les murs et les chantiers de Paris. Ces images sont régulièrement déchirées, décollées, griffées parce que ça fait plutôt moche…». Brigitte Cornand. Galerie Magazine. Septembre 1992.
12* «… A.G colle des affiches sur les murs de la cité. On se souvient d’avoir rencontré un arbre, un nu, un ministre, dans les rues de Paris. Geste politique et esthétique substitué à la pratique picturale. En 1993, il placardait le nom tabou d’une ville assiégée sur les panneaux de signalisation parisiens, rebaptisant les stations de métro, les rues, les villes…Sarajevo…». Emmanuelle Gall. Le journal des expositions, Juin 1995.
13* Les övöös sont des monticules de pierres qui ressemblent à des cairns ou aux stûpas du Tibet.
14* En octobre 1993 nous avons organisé, grâce à une rencontre avec Agnès B. et Thierry Lefébure, une exposition clandestine au «Collégium Artisticum» de Sarajevo, suivi en décembre de la même année de la tombola « Paris / Sarajevo » qui se tint à Paris dans la galerie le Sous-sol du 1
er au 4 décembre. 600 artistes donnèrent une œuvre afin de réaliser un mur de solidarité à la ville martyre. 900 oeuvres furent tirées au sort. Les fonds récoltés arrivèrent 3 mois plus tard en fraude dans Sarajevo assiégée. C’est la première fois que nous indiquons en être les initiateurs, avec l’aide de «  l’association Sarajevo » et de nombreuses personnes dont Natacha Nisic, Dounja Blazevic, Nermina Zildzo, conservatrice du musée de Sarajevo et bien d’autres.
15* Titre lié à l’histoire républicaine espagnole de nos familles.
16* Les invités étaient Elise Parré, Jakob Gautel, Veit Stratmann. Jean-François Chermann, Agnès Thurnauer, Christophe Tarkos, Eric Maillet, Antoine Moreau, A.G.& R.M...
17* « Copyleft ». Revue Allotopie, numéro B. Les Editions Incertain Sens.Université Rennes 2.
Cette édition se propose de publier les traces de ces deux workshops et les propositions théoriques ou artistiques que ces rencontres ont inspirées à François Deck, Michel Gaillot, Jean-claude Moineau et Eric Watier.
18* Christian Ruby in « La "résistance" dans les arts contemporains ». La notion d' "esthétisation" fut élaborée par le philosophe allemand Walter Benjamin (1892-1940). Elle lui servait à analyser la politique nazie par laquelle le peuple allemand avait à vivre esthétiquement (par des mythes, des images, des symboles) sa dérive vers la mort. Nous avons repris la discussion autour de ce terme et de cette question dans notre ouvrage : L'Etat esthétique, Essai sur l'instrumentalisation de la culture et des arts, Bruxelles, Labor, 2000. Pour nous, le processus d'esthétisation a pris une autre forme, de nos jours, dans les sociétés démocratiques. Du coup, la notion d' "esthétisation " désigne à la fois certaines pratiques individuantes et le processus de transfert de l'activité politique sur le plan sensible, émotionnel et distinctif. L'esthétisation est par conséquent le ressort des discours sur le " lien social ", et celui des pratiques du " consensus ".
19*« Allotopie-Montpellier », novembre 2002, organisé par Aperto (Eric Watier) avec Martin Bourdanove, Siegfried D. Ceballos, Alain Doret, Antonio Gallego, Jacques Malgorn, Roberto Martinez.
« Allotopie-Clermont-Ferrand », mars 2004 organisé par l’AACE avec Pierre Antoine, Valérie Bert, Laurent Chamallin, Yves Chaudouet, Jean-François Guillon, Martha Jonville, Jan Kopp, Roberto Martinez, François Morel, Elise Parré.
« Allotopie>Rennes », octobre 2004 organisé par Station Mobile (Nathalie Travers) avec Isabelle Arthuis, Jocelyn Cottencin, Sandrine Fallet, Antonio Gallego, Jakob Gautel, Jan Kopp, Latifa Laâbissi, Jacques Malgorn, Roberto Martinez, Elise Parré, Régis Perray, Eric Watier
20*Christin Ruby, ibid note 18*
21*Christin Ruby, ibid note 18*

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